"Des
visages, des figures" vu par les inrocks
Le premier single de Noir Désir en cinq ans, "Le vent nous portera", a commencé depuis précisément vingt-six secondes et, déjà, les intentions fugueuses sont clair "Je n'ai pas peur de la route, faudra faut qu'on écoute". susurre Bertrand Cantat dans cette chanson magistrale. Une première leçon d'écriture racée et élégante à ceux qui occupent abusivement la place des Bordelais depuis l'album 666.667 Club de 1996. Pas peur de la route, pas peur de se perdre - "Im lost" entend-on chanter plus loin, quand la route s'est effacée et les repères ne sont plus que d'obscurs souvenis.
Ce n'est pas la première fois que la musique loir Désir part loin en voyage - mais c'est la première fois qu'elle s'en va sans billet de retour en poche. Car ici, les bagages d'habitudes et de rituels rassurants sont consignés dans une petite mallette ("Son style" ou "Lost"), très rarement convoqués pour tenir la boussole d'un album en vol libre.
On aurait pu voir dans les incessants , voyages de Noir Désir entre son pré carré du Sud-Ouest et l'au-delà - que ce soit New York ou Marrakech - les tourments d'un pu groupe qui rêve de s'éloigner mais qui panique dès qu'il ne voit plus la côte: des allers pleins d'espoirs, des retours en désespoir. Sauf qu'à l'arrivée, rien de ces atermoiements ne s'entend sur un disque au courage têtu, aux choix tranchés - et tranchants. Groupe autrefois si tellurique, terrien,. Noir Désir joue ici abstrait, impressionniste: impensable. Combien d'anciens fans, gagnés à la sueur des tournées, se reconnaîtront dans ces chansons déviées, démolies ? Mais combien d'autres s'y trouveront, avec une intimité inédite ? Car si on avait toujours admiré l'intransigeance du discours et de l'attitude de Noir Désir on n'avait pas toujours systématiquement adhéré à des disques qui s'exprimaient principalement par la force.
Avec le défiguré "Des visages des figures", disque et discours trouvent une courageuse adéquation. En cinq années de jachère, chaque membre du groupe s'est perdu de vue - Noir Désir s'est lui-même perdu de vue. Il fallait donc une solide raison pour venir réapprendre la vie en groupe, avec son cirque infernal de compromis, de frustrations. Le courage de Beruand Cantat, Serge Teyssot-Gay, Denis Barthe et Jean-Paul Roy aura été, une fois encore d'accepter le dialogue interne quand le rock, cette andouille, préconise si souvent le front du refus - et les carrières solo dérisoires que les ego conseillent.

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En acceptant, à un âge où ce n'est plus de leur âge, de repartir au front justifier chaque parti pris, chaque désir (la réunionnite est ici un art de combat), les Bordelais ont trouvé en "Des visages des figures" un croisement impossible entre quatre routes a priori irrémédiablement séparées. Car ici, en vingt ans de vie commune, chacun a beaucoup voyagé et s'est fàtalement éloigné de ce qu'il était. Mais en ayant la générosité de toujours faire partager aux autres les souvenirs et gestes neufs appris en route.
De ses deux albums solos, la guitare fureteuse de Serge a ainsi rapporté un vocabulaire subtil et vaste, capable de s'exprimer autant par le silence que par la rage - toujours avec la plus affolante classe. Les percussions, les rythmiques, dégrippées en douce parmi les copains d'Fdgar De l'Est, accueillent désormais de complexes jeux de machines, de tourments, de dérèglements. La voix même de Bertrand Cantat, donnée pour morte il y a six ans, redécouvre ici le choix de chanter posément - elle qui se condamna si longtemps à hurler. Au lieu de faire parier la seule poudre la musique de Noir Désir laisse aujourd'hui largement s'exprimer la poudre descampette, capable de se nicher dans les silences, dans des faux calmes autrement plus inquiétants que beaucoup de tempêtes pyrotechniques. C'est la grande surprise de ce nouvel album : à quel point Noir Désir a désacralisé son écriture, régulièrement infidèle au rock et à ses petites orthodoxies de vieux garçon. car, entre "666. 667 Club" et aujourd'hui, un siècle s'est écoulé, et même un bastion aussi solide que Noir Désir s'est ouvert aux courants d'air. En offrant, il y a trois ans, ses chansons aux mains agiles et joueuses des remixeurs pour l'album "One Trip One Noise" le groupe ouvrait une vaste brèche dans ses défenses naturelles - "Jle n'aimait déjà pas beaucoup les chapelles en commençant mais, avec l'âge, c'est devenu une vraie haine", confirme Cantat. Des défenses rendues soudain caduques à une époque où Radiohead - une révélation étonnante pour cette musique - ridiculise les frontières anciennes et dérisoires entre rock et aventure.
Disque intrépide - suicidaire, écrirait-on, si on s'intéressait au marketing -"Des visages des figures" se joue pourtant à des années lumière de ces disques conceptuels sur lesquels les rock-stars tentent avec vanité de tromper leur gloriole pour une futile réconciliation avec la critique et l'art (avec une majuscule en marbre). Noir Désir n'est plus à l'âge des caprices, des convoitises de crédibilité : même les vingt-quatre minutes du terrifiant "L'Europe" ne virent jamais à l'exer- cice de style. Une vraie flamme propulse ces chansons flottantes, aux cascades jamais gratuites ("Le Grand Incendie" ou "Des armes", reprise gonflée de Ferré), finalement plus proches d'un Noël Akchoté ou d'un Mendelson que de, disons, Lofofora. Une flamme souflée par un avis de tempête.
"Le vent nous portera" chante magnifiquement Cantat sur un canevas inouï de gui- tares et de bruits troublés : un vent ascendant et mauvais comme la gale, un vent qui fait le ménage, qui bouscule la poussière et les habitudes. Ce vent mène au large. On n'est mène pas large.
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